J’avais seize ans la première fois que je me suis mutilée. Belle entrée en matière, non? Bon, peut-être que je ferais mieux de vous mettre dans le contexte. Vers l’âge de quatorze ans, je m’étais aperçue que j’étais différente des autres. Je n’éprouvais pas vraiment de plaisir à faire la fête, à boire, à fumer des joints, à sécher les cours… C’était tous des trucs qui étaient dans le vent, mais moi, ça ne me plaisait pas. C’est étrange à dire, mais ce que je préférais, c’était étudier, ou lire. Mais j’avais très envie de faire partie de la bande, je n’enviais aucunement les rejets, ceux qui n’avaient aucun ami, qui n’étaient jamais invités nulle part… Donc j’ai toujours été mitigée entre deux choix : affirmer ma réelle personnalité, ou l’effacer pour être cool. J’ai choisi la deuxième option. L’ennui, c’est que quand on refoule qui on est vraiment, ça crée des angoisses et des ulcères.

Enfin bon, je ne peux pas vraiment vous expliquer ce qui m’est passé par la tête lorsque j’ai décidé de prendre la lame de rasoir de mon père pour m’entailler le bras. Le haut du bras, un endroit facilement camouflable sous des manches de chandail. Je ne voulais pas mourir, juste… je ne sais pas, extérioriser le mal, j’imagine. Ou le changer de place. C’est vrai ce qu’on raconte, avec la souffrance physique, on oublie la souffrance intérieure. Et même si je n’étais ni battue, ni violée, ni maltraitée en aucune sorte, je souffrais incroyablement. J’étais en conflit avec ma personne, la seule et unique personne qui causait mon malheur était moi-même. La veille au soir, j’avais finalement accepté de coucher avec le mec que je fréquentais. Ça faisait des mois que je me refusais à lui, et il m’avait traitée de fille frigide, m’avait dit qu’il allait tout raconter à la bande. C’était le mot magique, quelques minutes plus tard je perdais ma virginité dans les bras d’un gars que je n’aimais même pas.

À dix-huit ans, en finissant mes études, je pris une décision : être simplement moi-même. Durant des semaines, j’ignorai les appels et invitations de mon ancienne bande d’amis, et réussi à me trouver un petit emploi dans une fleuristerie. Je m’occupais de la caisse, de passer le balai à la fin de la journée, des petits trucs du genre. Pendant près d’un an, je ne fis que ça, puis la dame qui m’avait embauchée se mit à m’apprendre à composer des bouquets. Ce fut un coup de foudre violent, comme si je venais de soudainement découvrir ce que je voulais réellement faire de ma vie. Ma patronne travaillait de moins en moins souvent, préférant tout simplement me laisser prendre le contrôle du magasin et des employés. Elle avait confiance en moi. L’année de mes dix-neuf ans, je quittai le domaine familial pour me prendre un petit appartement tout près de la boutique.

Puis, je fis à l’âge de vingt-et-un ans la rencontre de Zack. C’était un client de la boutique, qui venait une fois par semaine acheter des fleurs pour sa grand-mère. J’eus un genre de coup de foudre pour lui, et apparemment ce fut réciproque. Il était l’homme dont j’avais toujours rêvé : intelligent, cultivé, loyal, drôle, beau… Le mec parfait, quoi! Bien rapidement, nous formâmes un couple officiel, et pour la toute première fois de ma vie j’étais réellement amoureuse.

Le soleil est à son zénith et Zack et Amanda marchent main dans la main dans une petite ruelle de Paris. Elle ignore où il veut l’amener, il n’a rien voulu dire, mais le sourire amusé qu’il a sur les lèvres lui laisse croire qu’une belle surprise l’attend. Elle a maintenant vingt-quatre ans, ça fait trois ans qu’ils sortent ensemble. Ils vivent toujours séparément, mais passent pratiquement toutes leurs nuits ensemble chez l’un ou l’autre. Ils s’aiment, c’est indéniable.

Zack lui fait grimper des escaliers, et ils arrivent sur une jolie petite terrasse. Elle ignore où ils se trouvent, mais elle s’en fiche, la seule chose qu’elle remarque est la bouteille de champagne disposée sur la table, et le pique-nique amoureusement préparé par son petit ami. Ensemble, ils dévorent le pain, le fromage et les fruits, et boivent le champagne en échangeant sans cesse des baisers. Repue, elle ferme les yeux et offre son visage au soleil, appréciant la chaleur des rayons qui caressent sa peau.

« Amanda? »
« Oui? »
« Est-ce que tu… accepterais de venir ma femme? »

Elle ouvre les yeux, voit la bague. Pousse un cri de surprise, s’empresse d’accepter, et en laissant Zack mettre la bague à son doigt, sait que c’est lui, l’homme de sa vie.

Et voilà, je croyais à l’amour. Je me jetai corps et âme dans les préparatifs du mariage, je ne vivais que pour cela. La robe, la cérémonie, la réception, les fleurs, les invités… Je me tuais à la tâche, mais honnêtement, j’adorais ça. Je comptais les jours, voire les heures avant que notre union soit officielle.

Deux semaines avant le mariage, soudainement, plus de nouvelle de lui. Cellulaire fermé, aucune réponse à ses mails, pas de présence ni à son appartement, ni à son travail… Je paniquais franchement, j’étais sure qu’il lui était arrivé quelque chose. Après quatre jours sans nouvelles, j’appelai la police pour signaler sa disparition. On me rappela deux jours plus tard : on l’avait retrouvé dans une chambre d’hôtel. Mort. Apparemment, il avait eut une énorme fête avec des amis pour enterrer sa vie de garçon, et en rentrant à l’hôtel, il a eut la mauvaise idée de prendre un bain malgré le fait qu’il était ivre mort. Il est mort noyé, et il fallut quelques jours avant que les employés de l’hôtel ne défoncent la porte. C’est une bien étrange façon de mourir, non?

Perdre un être cher est une chose horrible en soi. Mais perdre son fiancé à quelques jours du mariage… Je me sentie de nouveau à l’époque de mon horrible adolescence, où je me mutilais. D’ailleurs… je recommençai à le faire. C’était tellement délivrant! Pendant plusieurs semaines, je me terrai chez moi, sans travailler, sans voir de gens, pratiquement sans manger… Puis, un jour, je me levai, en ayant marre de m’apitoyer sur mon sort. Oui, Zack était mort, oui, c’était horrible, oui, j’avais mal… Mais non, la vie ne s’arrêtait pas pour autant. Je recommençai peu à peu le travail, les sorties, les sourires…

Deux ans plus tard, me voilà. Je m’en suis remise, jusqu’à un certain point… La douleur reste, le chagrin aussi. Mais j’ai envie de vivre à nouveau, d’être heureuse… J’en ai bien le droit, non? Il y a environ deux mois, une de mes copines est venue me voir avec un bout de papier.

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Et j’y suis allée. Honnêtement, qu’est-ce que j’ai à perdre…?